lundi 27 juin 2016



Seconde lecture: « Parfum de révolte! » ou ode à la résistance

Élise Turcotte, Le parfum de la tubéreuse, Alto, Montréal, 2015, 115 pages. ROMAN.  

     



         Je reviens à la lecture (et à l'écriture), que j'ai dû mettre de côté pour terminer (tout en étant enseignante à temps plein et, le reste du temps, mère) la rédaction de mon mémoire de maîtrise, que j'ai enfin déposé au début du mois de mai. Un mémoire de maîtrise en littérature qui porte le titre suivant: La demeure (in)habitable. Imaginaires de la maison dans l'œuvre romanesque d'Élise Turcotte. Oui, déposé. Enfin, écrivais-je.


         Je reviens à la lecture et à l'écriture, tout de suite après cette épreuve intellectuelle qui, bien qu'elle m'ait ébranlée dans toutes les sphères de ma vie, ne l'a pas fait au point que je délaisse l'œuvre d'Élise Turcotte. Mais cela ne m'a pas empêchée de vouloir écrire sur l'œuvre; de vouloir écrire, encore, à partir des mots d'Élise Turcotte. Je ne renie pas cette œuvre; au contraire, je renoue plutôt avec elle. Cette auteure m'a initiée à la beauté de la prose poétique, à la toute-puissance évocatrice des images et, par ses mots, m'a aussi incitée à créer ma propre symbolique, voire à construire ma propre maison.  


         Au printemps dernier, elle a sorti un recueil de poésie, La forme du jour[i]. Ce n'est toutefois pas sur la lecture de ce recueil que j'écris aujourd'hui; c'est plutôt sur son dernier roman, Le parfum de la tubéreuse, publié en 2015. Quand j'en ai terminé la première lecture, je me suis dit: « Élise Turcotte, avec ce roman, sort de la maison. »  Je serais ravie d'en faire autant, pour le présent billet, tout en restant liée à cette auteure que j'ai de la difficulté à quitter.



Sortir de la maison

Si, avec Le parfum de la tubéreuse, on sort de la maison - la figure spatiale la plus récurrente dans son œuvre, comme le stipule l'auteure elle-même, c'est pour entrer dans la révolte, à laquelle Élise Turcotte convie ses lecteurs[ii]. Cette révolte, pour ma part, se transforme, dans ce roman, en résistance, thème plus fort chez l'auteure que la révolte. La révolte, comme la résistance, s'incarne dans un désir d'opposition. La première, toutefois, s'accompagne d'un sentiment violent, qui peut découler d'une vive réaction et, par le fait même, s'affaiblir dans le temps. La résistance, quant à elle, c'est, pour moi du moins, la révolte qui dure et qui se renforcit même dans le temps. 


         Dans Le parfum de la tubéreuse - et c'est justement ce qui est déstabilisant de prime abord - deux temps se chevauchent:  le temps présent du récit que raconte Irène, la narratrice, dans un état et un lieu qui renvoient à quelque chose qui ressemble au passage entre la vie et la mort (j'y reviendrai), temps qui est interrompu par des retours dans le passé de la femme, alors qu'elle était encore en vie. On comprend que la révolte appartient au passé, donc à la vie de la femme, tandis que la résistance appartient au présent, dans cet entre-deux temps et cet entre-deux lieux où sa révolte s'élève, perdure, trouve son sens. 


         Le dernier roman d'Élise Turcotte non seulement nous sort de la maison, mais il devient aussi un appel à l'indignation, qui surgit dans ces trois principaux lieux: la rue, le purgatoire et l'écriture, comme trois parfums qui dégagent chacun leur effluve particulière.



La rue, ou le parfum oppressant de la réalité

La rue est aussi associée, dans le roman, aux derniers moments de la vie d'Irène. Période marquée par une rébellion étudiante, alors que la narratrice enseignait la littérature au cégep et qu'elle militait auprès de ses élèves. Ce contexte rappelle celui, réel, du printemps érable, résumé par Maude-Emmanuelle Lambert ainsi: « Au printemps 2012, le Québec et le Canada connaissent la plus longue grève étudiante de leur histoire. Cet événement, qui se déroule sur plusieurs mois (du 13 février au 7 septembre 2012), oppose les étudiants québécois et le gouvernement provincial sur la question de la hausse des droits de scolarité.[iii] » Élise Turcotte reprend le symbole du carré rouge porté par les opposants: « Tout a commencé par un petit carré de feutre rouge. / La colère a tourbillonné, la rue a été habitée, la ville, puis le pays tout entier s'est divisé en deux, et, bien sûr, on a fini par demander aux professeurs de jouer les agents de l'ordre  social. » (p. 73) Dans cet extrait, il est possible de remarquer la gradation des termes spatiaux « rue », « ville », « pays », montrant l'accroissement de la révolte sur le territoire, et qui peut être mis en parallèle avec la colère qui gronde de plus en plus fort chez la narratrice, notamment parce qu'en tant que professeure, elle refuse de se placer du côté du gouvernement et d'œuvrer à son service. 


         Le bout de tissu auquel fait allusion la narratrice a tissé une toile urbaine immense, s'étendant même au-delà de la ville, unissant étudiants et profs dans une cause commune, l'éducation. Le gouvernement a voulu défaire ce tissage pour placer les profs non pas du côté des étudiants, mais du côté des policiers. Question d'en faire des pantins de l'ordre[iv]. Pour signaler leur mécontentement, certains profs, dont Irène, se sont mis à arborer ce bout de tissu, eux aussi. Dans le but aussi de retoucher la toile déchirée. Pour guérir la blessure et refermer la cicatrice.


         Le rouge passion s'est transformé en rouge frustration, mais le parfum de l'oppression demeurait trop présent dans l'air: 

Le printemps était rouge, comme un automne. Le petit emblème épinglé sur nos vêtements avait été chargé, par des politiciens et des journalistes, d'un signifié presque diabolique. Il y a eu des coups bas du pouvoir, un détournement du sens des morts, une perversion du langage qui n'a fait qu'augmenter la colère des manifestants. (p. 76-77)


Le roman montre donc les rouages de la révolte (qui finira par mourir, comme la narratrice) d'un mouvement étudiant se développant en véritable crise sociale et dans laquelle la narratrice s'est personnellement impliquée, allant elle-même dans la rue.



         Si elle montre une évidente partialité dans ce conflit pour les étudiants, et qu'elle s'enivre de la symphonie de la révolte dans la classe, comme le montre l'extrait suivant: « Le mouvement des casseroles a commencé après la proclamation de la Loi. Chaque soir, à la même heure, partout dans la ville, la musique de la rébellion claironnait » (p. 88), la narratrice ne cache pas sa déception une fois de retour en classe. La complicité profs-élèves qui animait la rue, dans la révolte, ne projette pas son reflet dans le lieu clos de la classe réelle, où se joue « [l]a réalité de l'enseignement[v] »: « j'avais beau inscrire toutes mes passions dans la fabrication de mon cours, les quinze semaines passeraient et j'aurais sans doute encore l'impression de m'exciter dans le vide. » (p. 65, je souligne) De la même manière qu'un parfum fugace, qui nous enivre sur le coup, l'idéal de la révolte étudiante se dissipe du point de vue de la narratrice une fois de retour dans sa salle de classe.



         Ce qui explique probablement l'impression de l'auteure qui dit s'exciter dans le vide par rapport à la réalité de l'enseignement, mais aussi quant à la révolte étudiante. La passion de l'enseignement comme celle de la révolte s'estompent rapidement pour laisser place à la réalité, celle où le parfum oppressant des autorités étouffe la vigueur estudiantine et produit une division tranchée non seulement entre étudiants et professeurs (qui n'est pas tellement abordée dans le roman même - l'auteure en parle davantage dans son Supplément au Parfum de la tubéreuse[vi]), mais aussi entre les profs eux-mêmes. 



         Cette dernière division est représentée dans le roman par la relation qu'entretiennent Irène et Théa, une enseignante de littérature aussi, travaillant au même collège qu'Irène. Toutefois, les femmes ne partagent pas la même vision de leur profession, comme la narratrice l'exprime ici, où elle décrit le point de vue de sa collègue: « nous étions à l'usine, il fallait pointer, enseigner ce qu'on nous disait d'enseigner, recevoir notre paye et c'est tout. » (p. 96) Théa, au contraire d'Irène, capitule. Les deux femmes entretiennent une relation étrange. En fait, Irène subit ce rapport contradictoire que Théa développe à son égard, fait à la fois d'attachement et d'adversité. Cette femme est si détestable qu'elle nous fait mépriser sa position, complice du gouvernement et de sa destruction de l'éducation, au contraire d'Irène, qui, pourtant, si elle est plutôt passive face aux méchancetés de Théa à son égard, défend une vision subversive de l'enseignement, notamment de l'enseignement de la littérature, et déploie un discours vindicatif contre le gouvernement: « Le pays était peut-être sec, le savoir vendu à rabais, la poésie étiquetée comme un paquet de viande, je pourrais toujours lire le refus et, avec d'autres, trouver des manières de renverser l'ordre des choses. » (p. 101) Cet extrait expose l'état des lieux, politiquement et socialement parlant, des derniers moments vécus par la narratrice. Le renversement de cet « ordre » n'a pas lieu dans sa vie, mais dans son passage vers la mort...



Le purgatoire, ou le parfum tenace de l'idéal

Je l'ai déjà dit, à première vue, la lecture de ce roman est déstabilisante quand on est mené par une perception concrète de l'espace. Il faut poursuivre pour comprendre que le cadre spatio-temporel se place dans une espèce d'au-delà qui donne à la narratrice une consistance qui n'est ni tout à fait la vie ni tout à fait la mort, mais quelque chose entre les deux. En faisant accéder Irène au purgatoire, lieu où les âmes expient leurs péchés avant d'accéder à la félicité éternelle (merci Larousse), l'auteure rejoint le mythe religieux décrivant le passage de la vie à la mort et l'associe à une épreuve. 


         Dans ses précédents romans, l'auteure présente des êtres vivants hantés par la mort, voire par leurs morts[vii]; dans le présent roman, ce sont les morts qui sont hantés par leur vie, et plus spécifiquement par la manière dont ils sont morts. En fait, ils doivent accepter qu'ils sont morts, comment ils sont morts et pourquoi ils sont morts ainsi. Le moment, le lieu et les circonstances de leur mort constituent d'ailleurs une énigme dans le roman, une énigme qui finit par se dénouer.


         Le purgatoire devient le lieu où la vie résiste à/dans la mort, où les dernières volontés peuvent se réaliser en dehors de la réalité. Où, pour Irène, la révolte est encore vivante, comme la passion de l'enseignement, mais possible seulement parce qu'elles se vivent au-delà du réel. Si le purgatoire rompt avec la vie, il permet la continuité avec ce qui a élevé l'âme de son vivant: la révolte se renforcit en résistance et la complicité entre profs et étudiants, souhaitée par Irène et disparue avec la réalité de l'enseignement, se poursuit dans l'au-delà, car c'est à cet endroit que la narratrice enseigne la littérature. Elle s'y exerce à travers les mots lumineux des Dialogues en paradis, de Can Xue - dont le roman d'Élise Turcotte constitue un vibrant hommage -  et s'adresse à une « académie fantomatique », composée d'étudiants qui partagent l'état étrange de la narratrice et qui, comme elle, viennent tout juste de mourir. Ils sont ensemble et bien soudés dans cette épreuve du purgatoire.


         Irène s'attache à ces étudiants, et plus particulièrement à Lydie. Plus que son élève, Lydie incarne une alliée d'Irène, aux antipodes de Théa, sa collègue mais surtout son adversaire. Lydie et Théa sont des personnages importants dans le parcours de la narratrice. Le traitement de l'auteure réussit à faire de la première un personnage fort attachant et de la seconde, un personnage franchement irritable. Trop. Au point, à mon avis, d'incarner des personnages un peu caricaturaux - surtout Théa - marquant de nuances, contrairement aux personnages secondaires composés par l'auteure dans ses précédents romans. Je crois que ce soit même voulu ainsi, et que ces protagonistes, à la manière des personnages de romans gothiques (auxquels Élise Turcotte fait référence d'ailleurs), marquent chacune un pôle: l'ange Lydie et le démon Théa. Ou encore Lydie, la version idéalisée de l'étudiante et de l'amie, au contraire de la trop réelle Théa. Théa, ennemie de la vie d'Irène, contre Lydie, la complice rencontrée au purgatoire. Seul endroit où l'idéal de l'enseignement et de l'amitié résiste à sa réalité consternante[viii], et ce, grâce au « miracle de la poésie », un art sacré qui n'a rien à voir avec un « paquet de viande ».


         Dans cette classe pleine de fantômes (image renversant ainsi celle de la classe, réelle, vide de lecteurs?), la narratrice asperge un parfum de poésie, floral, dont elle teste l'effet:  « [...] ici, au purgatoire, le mythe de certains plantes se réveille de lui-même. Les parfums, tout comme les livres, ne sont-ils pas des silhouettes de chats qui traversent les couloirs bien après leur disparition? C'est ce que j'affirme en tout cas. Ce sera tout pour mon art poétique. » (p. 94) Art poétique duquel émane une effluve baudelairienne, présente dans l'ensemble de l'œuvre d'Élise Turcotte, mais qui s'imprègne encore plus dans ce roman, où sont recensées les obsessions du poète ainsi que sa tendance subversive, sa disposition à la révolte, son admiration pour Edgar Allan Poe, sa fascination pour les chats et son affection pour le parfum, le sens le plus exploité par le précurseur des poètes symbolistes français. L'odorat est aussi le sens le plus exploité par Élise Turcotte dans son œuvre romanesque, que ce soit dans Le parfum de la tubéreuse ou même dans un précédent roman, La maison étrangère. Chez Baudelaire, le parfum peut être exotique et exquis (se tournant alors vers l'idéal) ou encore vulgaire et exécrable (demeurant dans la triste réalité), ce dernier l'emportant malheureusement sur le premier, comme le spleen l'emporte, pour Baudelaire, sur l'idéal.


         Chez Élise Turcotte, la poésie triomphe, et elle contamine le roman de son triomphe. Elle triomphe de la réalité et de son chaos dans la mort; c'est grâce à la destruction du monde, paradoxalement, qu'elle peut revivre et retrouver son caractère sacré. Cette mise en valeur de l'art poétique me rappelle celle de Véronique Côté dans son sublime essai, La vie habitable[ix], qui énonce que « [...] toute poésie part de là: d'une insoumission, d'une insubordination » (p. 73). Côté rejoint Turcotte en considérant la poésie comme l'art de la résistance, notamment à la réalité: « Une société amputée du pouvoir de sacraliser le moindre détail de son être est une société pauvre, constamment en crise de sens » (p. 39), ce qui fait que « [n]ous sommes devenus unidimensionnels, c'est-à-dire redevables au réel, esclaves de l'empirie » (idem). La sacralisation du monde par la poésie constitue une façon de contrer sa réelle destruction, qui se déroule sous nos yeux comme une interminable agonie:« Alors que tout nous parle de notre fin, nous rêvons sans l'admettre de début du monde. Nous rêvons de créer ce qui pourrait être un monde. » (p. 14) Celui où la poésie rend la vie plus habitable. Mais dans Le parfum de la tubéreuse d'Élise Turcotte, cet idéal de l'habitabilité par la poésie ne peut surgir que symboliquement, et « le purgatoire [se transformer] en paradis » (p. 111), comme l'annonce le titre du roman, puisque la tubérisation consiste en la transformation totale ou partielle d'une tige ou d'une racine en tubercule, l'enrichissant alors en réserves. Des réserves pour l'écriture, troisième lieu où s'exprime la révolte, et où elle devient définitivement résistance.



L'écriture, ou le parfum tout-puissant de la résistance

L'écriture d'Élise Turcotte est motivée par la résistance, comme elle l'exprime elle-même dans son Autobiographie de l'esprit : « Mais la résistance, on ne sait pas quoi en faire. C'est au creux de cette résistance que j'écris chaque mot, chaque poème, chaque tableau de chacun de mes livres.[x] » Le roman Le parfum de la tubéreuse, pour sa part, consiste en un retour personnel et poétique[xi] non seulement sur l'enseignement de la littérature dans les conditions sociales et politiques actuelles, mais aussi, voire surtout, sur les événements du printemps érable tels que les a vécus l'auteure et qu'elle les a recensés dans le récit de sa narratrice:  « On me faisait régulièrement le même coup lorsque je reparlais des événements du printemps. Comme on me coupait depuis longtemps la parole avec des sophismes lorsque j'exposais ma révolte à propos de toutes les formes de misère des femmes dans le monde. » (p. 102-103) Misères que l'auteure a exposées dans plusieurs de ses livres, et plus particulièrement dans son recueil de poèmes Ce qu'elle voit[xii] (2010) et dans son roman Guyana[xiii] (2011)[xiv]. Une résistance de l'écriture dans le refus du silence.



         L'écriture incarne le lieu même de la résistance, comme le décrit une fois de plus l'auteure, mais en faisant référence, dans son Supplément au Parfum de la tubéreuse, au livre Le vrai lieu d'Annie Ernaux; l'écriture devient un « espace de résistance face au silence ou au langage imposé par une loi implicite et insidieuse » ainsi qu' un « espace clos où paradoxalement la révolte peut encore et à nouveau résonner ». L'écriture du roman incarne donc cette révolte contre la perversion du langage, révolte qui passe plutôt par une analyse pointue du discours politique et dans la mise à jour de ses dérapages. Dans son roman, l'auteure l'a dénoncé en parlant de la diabolisation du carré rouge, mais dans son Supplément au Parfum de la tubéreuse, elle décrit sa démarche de manière plus concrète: l'auteure est aussi allée dans la rue, a participé au mouvement étudiant, a assisté à la transformation de ce mouvement en « crise sociale », puis s'est donné pour mission de « débusquer les failles et les détournements du langage politique », qu'elle considère comme le « reflet d'une mutation qui est en train de transformer notre manière d'habiter ce monde ». Sa vision n'est pas très optimiste à ce sujet. De là la nécessité de faire de l'écriture ce lieu de résistance contre ce changement négatif. Non seulement on parle, on témoigne, mais on commente et on critique aussi. Et, pour ce faire, on ne fait « aucune concession à la tyrannie du réalisme ».



         Ainsi, l'écriture ne fait pas que résonner; elle résiste. À l'instar du parfum de la tubéreuse, ainsi que le décrit Émile Zola: « Quand les tubéreuses se décomposent, elles ont une odeur humaine[xv] », citation qui n'est pas sans rappeler la clôture du roman: « Le parfum de la tubéreuse se manifeste une troisième fois, alors que je suis seule dans ma chambre, emportée par le vertige des derniers jours comme devant une histoire à écrire. Cette fois, lentement, il déploie toutes ses heures. Je me sens si humaine. » (p. 115, je souligne)



*

        

         Tout compte fait, le dernier roman d'Élise Turcotte est un appel à asperger le parfum tout-puissant de la résistance contre l'insupportable poivre de Cayenne des autorités; il revient sur la révolte étudiante du printemps 2012, dans laquelle l'auteure s'est non seulement impliquée, mais à laquelle elle a réfléchi, faisant confronter l'idéal et la réalité, à travers le déploiement de trois lieux, réels et symboliques, où se manifestent la révolte, soient la rue, le purgatoire et l'écriture, ainsi que leurs différents parfums. Tout en incitant à l'insubordination, le roman fait triompher l'imaginaire et le sacré sur la réalité profane, et le miracle de la poésie sur les dérives du discours politique, reformé comme un paquet de bœuf haché.   


[i] Élise Turcotte, La forme du jour, Éditions du Noroît.
[ii] La dédicace qu'elle m'a écrite - j'ai pu assister, grâce à la permission de l'auteure et de son nouvel éditeur, Antoine Tanguay, au lancement du roman - est composée ainsi: « Parfum de révolte ! », et elle deviendra le fil conducteur de ma lecture. 
[iii] http://www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/la-greve-etudiante-quebecoise-de-2012-et-la-loi-78/
[iv] Cette expression est de moi, et non d'Élise Turcotte.
[v] Je réserve d'ailleurs les droits sur une analyse de la critique de l'éducation de la part de l'auteure dans ses romans La maison étrangère et Le parfum de la tubéreuse.
[vi] Élise Turcotte, en collaboration avec Kateri Lemmens: http://chambreclaire.org/texte/supplement-au-parfum-de-la-tubereuse-delise-turcotte
[vii] Ce n'est toutefois pas le cas dans son premier, Le bruit des choses vivantes.
[viii] Il me semble impossible de ne pas rattacher l'écriture de cet idéal de l'enseignement, vécu par/dans la mort d'Irène, à la retraite de l'enseignement (qui pourrait être symbolisée comme une mort de l'enseignement) prise par l'auteure tout juste avant la publication de ce roman...  
[ix] Véronique Côté, La vie habitable. Poésie en tant que combustible et désobéissances nécessaires, Atelier 10, coll.: Documents, no. 6, 2014, 92 pages.
[x] Élise Turcotte, Autobiographie de l'esprit, La Mèche, p. 223.
[xi] Pour une autre lecture personnelle du mouvement étudiant ayant animé l'année 2012, lire l'essai de Nicolas Langelier, Année rouge. Notes en vue d'un récit personnel à la contestation sociale au Québec en 2012. Pour une lecture plus poétique et imagée encore, visiter le site blogue du Cadre rouge, où Nicholas Dawson expose ses photos des manifestations étudiantes: https://cadrerouge.wordpress.com/author/nichodawson/
[xii] Élise Turcotte, Ce qu'elle voit, Éditions du Noroît.
[xiii] Élise Turcotte, Guyana, Leméac.
[xiv] Encore une fois, je réserve les droits d'une analyse sur le sujet, qui s'intitule provisoirement          « Féminisme et terreur. Splendeurs et misères des femmes dans Ce qu'elle voit et Guyana d'Élise  Turcotte. »
[xv] Citation accompagnant la définition du mot « tubéreuse » dans Le Petit Robert.

samedi 2 janvier 2016

Des cadeaux sous le sapin (pas encore défait)

         

       Je serai responsable et animatrice du Prix littéraire des collégiens pour une deuxième année consécutive; cela signifie qu'au début du mois de décembre dernier, j'ai reçu les cinq livres en lice, et je les ai déposés sous le sapin ce matin seulement, non pas en guise de cadeaux de Noël, mais de projet de lecture stimulant pour la nouvelle année. 



Toutefois, je n'entamerai pas la lecture avant le 4 janvier, jour de retour au travail intellectuel: rédaction du mémoire de maîtrise, préparation des plans d'études des cours que je vais enseigner à la session d'hiver, révision et correction du second roman d'un ami... et rédaction de quelques billets à propos des livres indiqués dans mon Bilan 2015*. 

Et ce soir...



Insomnie à venir




Ce soir, je termine Un soir de décembre de Delphine de Vigan pour entamer Ma vie rouge Kubrick de Simon Roy, en buvant le blanc « Bienheureux Bouddha » des Thés de David. 

http://lecturesloupe.blogspot.ca/2015/12/bilan-2015-malgre-tout-si-ce-blogue-de.html

jeudi 31 décembre 2015

Découverte 2015, domaine étranger

         

       Je ne serai pas très originale, mais ma découverte de littérature étrangère, cette année, est la sublime Delphine de Vigan. Et comme chaque fois qu'il m'arrive de découvrir un auteur pourtant déjà bien établi, j'achète tout le reste de l'oeuvre pour la dévorer d'un trait. Cette année, j'ai disposé de très peu de temps pour lire, alors je n'ai pas pu mettre mon projet de «dévoration» en action dans sa totalité, mais ce n'est que partie remise. 




         
Dernier livre acheté en 2015:


       


         Je l'ai croisé à Québec en avril dernier - pour le Prix littéraire des collégiens - auquel il participait non pas en tant qu'auteur en lice mais en tant que professeur accompagnateur, et l'un de ses collègues a lu un passage du livre de manière fort envoûtante: il était plus que temps que je me procure Ma vie en rouge Kubrick de Simon Roy. Dernier livre acheté en 2015 mais certainement l'un des premiers que je vais lire en 2016. 

samedi 19 décembre 2015

Bilan 2015 (malgré tout)

         

       Même si ce blogue de lecture n'a publié qu'un seul billet portant sur un seul livre, je me permets (là où il y a de la gêne il n'y a pas de plaisir!) de partager mes lectures les plus marquantes de livres québécois publiés en 2015 et de faire une mention spéciale à d'autres. 


Top 5
v  Clara B.-Turcotte, Demoiselles-cactus, Leméac, 174  pages. ROMAN.
v  Fanny Britt, Les maisons, Le Cheval d'août, 222 pages. ROMAN.
v  Martine Delvaux, Blanc dehors, Héliotrope, 186 pages. ROMAN.
v  Claudia Larochelle (sous la direction de), Je veux une maison faite de sorties de secours. Réflexions sur la vie et l'œuvre de Nelly Arcan, vlb éditeur, 236 pages. ESSAI.
v  Maxime-Olivier Moutier, Journal d'un étudiant en histoire de l'art, Marchand de feuilles, 458 pages. ROMAN.



Mentions spéciales
v  L.T. Bernard, La Coureuse de Remma. Le Projet belliciste, À compte d'auteur, 324 pages.
http://www.lulu.com/shop/l-t-bernard/la-coureuse-de-remma/paperback/product-22394606.html
v  Léolane Kemner, Trente Deniers, Goélette, 379 pages. ROMAN.
v  Élise Turcotte, Le parfum de la tubéreuse, alto, 115 pages. ROMAN.

J'espère pouvoir consacrer un billet à chacun des ouvrages mentionnés (en dehors de Blanc dehors, pour lequel c'est déjà fait) - c'est ma résolution pour l'année 2016 - il faudrait bien donner un sens à ce bilan!

Bonnes lectures et bonne année 2016. 

Votre lectrice à la loupe,
Karine 

lundi 28 septembre 2015

Première lecture: Marcher contre la tempête

Martine Delvaux, Blanc dehors, Héliotrope, Montréal, 2015, 186 pages. ROMAN.

Ceux qui me connaissent doivent être étonnés que je ne consacre pas ce premier compte rendu à un roman d'Élise Turcotte, mon écrivaine modèle, celle dont je relis et relis l'œuvre depuis dix ans maintenant et à qui je consacre les recherches et la rédaction d'un mémoire de maîtrise depuis un peu moins longtemps...


Éloge préliminaire
      Ce premier billet, je le consacre à l'écriture de Martine Delvaux, que j'ai d'abord connue à l'UQÀM durant mes enrichissantes années de bac. Cette prof toute menue, au discours pourtant bien portant, cette prof aux Doc Martens quelque peu usés, cette prof fascinante, parlant de Marguerite Duras, d'Annie Ernaux, de Christine Angot et de toutes ces écrivaines de la subversion, des féministes aussi, avec une passion retenue mais très visible, cette prof qui, en une session, m'a fait lire dix-sept livres à elle seule, et un nombre incalculable d'autres depuis.


      Cette fois, je me consacre à Blanc dehors, son tout dernier roman, où elle nous rend témoins de la marche de sa narratrice en pleine tempête : celle de sa naissance, celle de la quête de ses origines. Paternelles. À une époque où on portait obligatoirement et automatiquement le nom de son père, la narratrice n'a jamais porté le nom du sien. L'a à peine prononcé. Ne l'a même pas vu, cet homme.


Quête blanche sans preuve et sans mémoire
       Née en pleine tempête de neige, en décembre 1968, d'une « fille-mère » - c'est ainsi qu'on appelait les mères célibataires à l'époque, statut évidemment méprisé - la narratrice dit écrire, et avoir toujours écrit, pour remplir les blancs qui ont été laissés dans son histoire: « Peut-être que je n'ai jamais fait que ça, mettre des mots à l'endroit des blancs. » Puis, ce fragment se termine avec cette affirmation: « Il est parti pour que j'écrive. »

     Si la narratrice n'écrit ni dans ni de la maison du père, son père a toujours, tout de même, hanté sa maison de l'écriture.

     Au contraire de Hansel qui, dans le conte d'Andersen, laissait des cailloux derrière lui pour retrouver le chemin vers la maison, le père de la narratrice, lui, a laissé des blancs derrière lui, que la narratrice devait remplir non pas pour retrouver le chemin de la maison de son père, mais pour inventer l'histoire de sa vie: « Ma vie est un polar sans meurtres, sans détectives et sans victimes, un film mal castré et mal monté, un récit sans rien et sans fin. Ce n'est pas un récit d'enfance, c'est l'histoire de ce qui manque. » Malgré sa quête - et cette référence au récit policier - la narratrice ne se lance pas dans une enquête à l'image de celle menée dans un roman noir. Pour elle, tout, même les ruines, est composé de blanc.

      De toute manière, il ne reste pas de preuves de la présence de son père, de son existence. Pas de cailloux à suivre pour retrouver ses origines, seulement des blancs alimentant la tempête du vide qu'affronte la narratrice. La seule photo que sa mère avait de lui, elle l'a déchirée, lui avoue-t-elle presque avec regret, ce que la narratrice comprend avec sincérité.

       D'ailleurs, il m'est arrivé de ne pas saisir pourquoi la narratrice est aussi clémente avec sa mère, dont la mémoire est pleine de blancs par rapport à son histoire avec le père. Je ne comprenais pas pourquoi elle n'exigeait pas de sa mère de remplir les blancs de sa mémoire, les blancs de l'histoire de sa fille. La fille, bien qu'elle admette n'avoir jamais remercié sa mère de lui avoir donné la vie, décision qui ne la concernait pas, dit-elle, conçoit toutefois que sa propre souffrance soit ressentie aussi par sa mère:  « Ma mère aussi est la bâtarde de cette histoire, l'oubliée, l'abandonnée, l'innommable, celle qui n'est à sa place nulle part, le grain de sable dans les rouages de la vie ordinaire. »

         Le rapport mère-fille est décrit de manière touchante tout en restant relaté dans une certaine distance: celle de l'imperturbable solitude de l'enfant, souvent perturbé toutefois quand il est en quête de ses origines: « On dit que les enfants doivent apprendre à gérer leur peine. C'est ce qu'on dit quand on se place de haut et de loin, quand on veut tout sauf partager leurs larmes, quand on veut qu'ils apprennent à se débrouiller et qu'en retour, les enfants sont amenés à comprendre, trop tôt, combien ils seront seuls dans la vie. Pas solitaires. Tout simplement seuls. » C'est de cette lucidité qu'est animée la voix de la narratrice, et ce, malgré une palpable et sincère affection de la fille pour sa mère. De toute façon, il y a bel et bien une famille, et des hommes!, dans cette histoire. Mais il y a surtout de la solitude remplissant la maison. Et beaucoup de fantômes: « Et puis, je ne sais pas faire avec les fantômes, rien d'autre que les habiller de courants d'air et de mots. »


Marche dans la tempête
        La tempête qu'affronte la narratrice est celle de la lumière blanche, mais incertaine, que diffusent les fantômes, lumière aveuglante comme le trop-plein du vide, comme le récit impossible à écrire, la tempête de la page blanche: « C'est un rêve vide, un cauchemar blanc. » Car cette quête, cette tempête, c'est aussi celle de l'écriture: « J'ai peut-être refusé d'écrire ce récit, pendant toutes ces années, pour tenter de le garder intact, préserver le peu que j'avais de peur qu'en le racontant je le fasse disparaître pour toujours, à l'intérieur et à l'extérieur de moi, et que rien n'ait donc jamais existé. On fermerait le dossier et je perdrais à la fois l'histoire et le père que je me raconte pour combler le vide. Ces histoires inventées qui donnent un sens à ma vie. » La narratrice, pour terminer, poursuit sur cette lancée: « Je n'existe que quand j'écris, ou quand, pendant un moment, je sens le désir d'en finir puis l'urgence de survivre. »

     Sa pénible marche dans la tempête lui donne parfois envie d'abandonner, de se laisser mourir dans la neige, elle qui n'arrive pas à retracer les pas laissés derrière elle pour revenir à la maison; elle veut abandonner elle aussi, puis elle se relève: à défaut d'être munie de la force d'user de l'écriture comme d'une arme blanche, elle lance des mots tels des tirs à blanc. Ainsi, les mots projetés dans la tempête ne sont pas vains; ils servent à la narratrice à extérioriser sa quête, qui anime la tempête de son souffle impétueux. En extériorisant cette quête, c'est aussi un peu sa manière, je le suppose, de mettre son père à la porte, de le mettre dehors. D'être enfin l'investigatrice de la séparation. 




[i] Je vous invite à lire Casée en la demeure 2, ma nouvelle page de blogue, où j'élabore des réflexions intimes à partir de fictions anecdotiques: http://casee2.blogspot.ca/, qui sera mis en ligne d'ici quelques jours.